Le courage de la nuance

Difficile aujourd'hui de débattre sereinement, avec la politesse et le recul nécessaires. Jean Birnbaum s'inquiète. Le temps se dérobe. La culture générale aussi. Qu'est-il advenu du plaisir de confronter les points de vue?
Ne plus voir le monde en noir et blanc 
Si chacun reste franc, respectueux de l'autre, capable de modifier son jugement au contact de l'interlocuteur sans crainte de se marginaliser en contrant la pensée reconnue, les argumentations ne verront plus le monde en noir et blanc. Et "la vérité naîtra des sincérités convergentes". En revanche, le manque de nuance peut détruire l'objectivité.
Lutter contre "la vitrification idéologique" 
Cet essai, comme son nom l'indique, ne veut rien trancher, mais "arpenter ces territoires contrastés où la reconnaissance de nos incertitudes nourrit la recherche du vrai". L’auteur ressent une forme d'oppression devant ce qu'il appelle "la vitrification idéologique", dont certaines périodes ont déjà souffert au cours du siècle dernier. Selon lui, notre époque en pâtit dans une mesure extrême, d'où sa volonté de parcourir les philosophes qui ont dénoncé l'intolérance.
Dénoncer les clichés 
En renouant avec Albert Camus, George Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillion et Roland Barthes, Jean Birnbaum trouve les références et les repères nécessaires. Suivent l'éloge de la mesure, la défense de la neutralité et la dénonciation des clichés de la pensée unique. Malgré les contextes très différents et les manières variées de lutter, ces écrivains expriment tous un désir de confrontation sincère, loin des sectes intellectuelles. Sans pitié pour les croyances faciles, ils plaident pour la lucidité et refusent de crier avec les partis.
Contrer les effets de meute 
Même si leurs attitudes ont attiré le mépris et les critiques, leur révolution s'est déployée au cœur des relations humaines, sans posture morale prête à l'emploi. Comme l'exprime très bien Germaine Tillion: "La lucidité se bâtit au-delà des divergences idéologiques et s'insurge contre les effets de meute". Directeur du Monde des livres, homme de médias, Jean Birnbaum s'accorde ainsi avec Roland Barthes pour fustiger le pouvoir médiatique dont la force contraignante oblige à répondre et réagir vite donc à rejeter la nuance.
Garder un supplément d'âme 
Entre chaque présentation, six interludes thématiques ajoutent plusieurs commentaires de l'auteur sur la justesse de l'expression, la franchise, l'humour, un exercice nécessaire pour assouplir les neurones et l'importance de la littérature dont "le supplément d'âme donne son sens à la vie". La conclusion du livre verrouille avec maîtrise une démonstration convaincante sur le besoin de sensibilité et de vigilance intellectuelle. Objectif ultime: "Faire face et se tenir bien". Laurence Hainault Aggeler

"Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison", disait Albert Camus, et nous sommes nombreux à ressentir la même chose aujourd'hui, tant l'air devient proprement irrespirable. Les réseaux sociaux sont un théâtre d'ombres où le débat est souvent remplacé par l'invective: chacun, craignant d'y rencontrer un contradicteur, préfère traquer cent ennemis. Au-delà même de Twitter ou de Facebook, le champ intellectuel et politique se confond avec un champ de bataille où tous les coups sont permis. Partout de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines plutôt qu'éclairer les esprits.

Avec ce livre, Jean Birnbaum veut apporter du réconfort à toutes les femmes, tous les hommes qui refusent la "brutalisation" de notre débat public et qui veulent préserver l'espace d'une discussion aussi franche qu'argumentée. Pour cela, il relit les textes de quelques intellectuels et écrivains qui ne se sont jamais contentés d'opposer l'idéologie à l'idéologie, les slogans aux slogans. Renouer avec Albert Camus, George Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillion ou encore Roland Barthes, ce n'est pas seulement trouver refuge auprès de figures aimées, qui permettent de tenir bon, de se tenir bien. C'est surtout retrouver l'espoir et la capacité de proclamer ceci: dans le brouhaha des évidences, il n'y a pas plus radical que la nuance.

Jean Birnbaum dirige Le Monde des livres. Il est l'auteur de plusieurs essais, et notamment d'Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (2016, prix Aujourd'hui) et La Religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous (2018, prix Montaigne).