Notes d'Alger

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De Maya Ouabadi

Je fais comme fait dans la mer le nageur 

A l'invitation des mille et deux feuilles, j'ai commencé il y a un an ce carnet de bord sur la vie culturelle à Alger, ma ville. J'ai commencé par vous parler de ma fenêtre, de la chance d'avoir une vue sur la mer, et de l'aide que ça a constitué pour tenir durant les confinements. 

Je n'aurais jamais cru qu'un an plus tard, nous serions (presque) au même point. Il y a eu quand même un changement notable en ce qui me concerne: j'ai pu voyager. J'ai passé quelques semaines à Berlin dans une résidence avec d'autres femmes qui travaillent dans l'édition. 

Durant ce séjour, une question revenait très souvent, à chaque fois que je me présentais: "où es-tu basée?" C'est une question qui m'a un peu perturbée au départ. C'est étrange que tout le monde te demande où tu vis quand tu dis que tu es Algérienne. On élimine d'office la réponse évidente: en Algérie !

Mais c'est vrai qu'autour de moi, ces jeunes collègues, avaient toutes vécu dans deux, trois, voire quatre ou cinq pays différents, elles habitaient même des villes en alternance parfois. 

C'est vrai aussi que la question du départ, de l’immigration dans un pays comme l'Algérie se pose à tous, comme une étape supplémentaire dans nos vies: on étudie, on va à l'université, puis on va poursuivre ses études en Europe. Ou alors, on travaille, on se marie, puis on immigre au Canada. Ou alors, on galère, on galère et on prend une barque pour traverser les mers … 

Qu'est ce qui se passe dans nos pays, pour qu'on pense tous à partir à un moment? Pour qu'on discute du départ presque quotidiennement. Combien de temps consacrons nous au sujet? Et même si on reste, combien de fois on se dit "non ce n'est plus possible de continuer ici". 

Cette phrase évidemment que je la prononce, quand je n'arrive pas à obtenir un simple papier administratif, quand je regarde les infos nationales, quand je passe des heures bloquées dans des embouteillages … Je n'ai pourtant jamais vécu en dehors d'Alger, encore moins en dehors de l'Algérie. Je n'ai jamais franchi le pas, parce que je  manque peut-être d’esprit d'aventure, ou parce que je suis trop paresseuse. 

Ou alors j'ai entendu et lu trop de récits d'exilés. 

J'ai relu au début du confinement les romans de Sadek Aissat: L'année des chiensLa cité du précipice et Je fais comme fait dans la mer le nageur. Les deux premiers romans suivent des personnages qui vivent à Alger, dans la misère d'une cité déprimante, dans un des pires moments de l’histoire de l'Algérie, durant la guerre intérieure des années 1990. 

Le troisième, Je fais comme fait dans la mer le nageur, raconte la vie d'un immigré algérien en France. Des trois récits, ce dernier est sans doute le plus dur. Son premier chapitre a pour titre "penser c’est avoir mal aux yeux", une phrase de Pessoa qui tourne dans la tête du personnage, la nostalgie de l'exilé est insupportable, il bascule dans une forme de folie. La misère décrite est la même que dans les premiers romans, mais la douleur, loin du pays quitté, semble plus intense, moins tolérable. 

Ce n'est heureusement pas le lot de tous ceux qui décident de partir. Pour beaucoup la vie sera plus simple, plus douce, ils se trouveront une passion, une vocation. Ils feront des choses qu'ils ne pouvaient pas faire chez eux. Ils se trouveront.

Parce que finalement ce qu'on cherche c'est justement de trouver une base où se poser, où construire nos vies, nos projets. La mienne, et c'est une chance, se trouve pour l'instant là où j'ai toujours vécu. De ma fenêtre j'essaye de penser sans avoir mal aux yeux, même si je pense à tous ceux qui sont partis, qui partent et qui n’arriveront peut-être jamais de l'autre côté de la mer.  

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Flamboyants mais plus jamais Maudits

J'ai beau dire que les prix littéraires ne m'intéressent pas, que la compétition n'est pas une valeur importante à mes yeux, je dois bien admettre que j'ai été heureuse de la remise du prix Goncourt à Mohamed Mbougar Sarr cette année pour son livre La plus secrète mémoire des hommes.

Parce que son roman, que j'ai fini par lire, le mérite. Il y a des passages, notamment au début, réellement époustouflants. Avec une amie écrivaine nous parlions de ce titre et on se disait qu'il touche peut-être particulièrement à une communauté de lecteurs, pas ceux qui ont lu les mêmes livres forcément, mais ceux pour qui les livres peuvent réellement changer les choses. Faire de la littérature sur la littérature était pourtant un défi périlleux, Mbougar Sarr a tenté de déjouer, par l'humour entre autres, cet écueil.

Le livre raconte la fascination d'un jeune auteur sénégalais installé en France pour un compatriote, un mystérieux écrivain ayant écrit un chef d'œuvre dans les années 1930, mais qui, accusé de plagiat, finira par disparaitre, comme son livre dont tout le monde semble avoir oublié l'existence.

Le livre s'inspire directement de la vie de l'écrivain malien Yambo Ouologuem qui a reçu le prix Renaudot dans les années 1960 pour son livre Le devoir de violence, mais assez vite on l'a accusé de plagiat, il a été totalement écarté de la scène littéraire, ses livres ont même été retirés des librairies à l'époque. Je me rappelle avoir assisté et écrit un article en 2018 à propos de l'hommage qui lui a été rendu durant la rentrée littéraire de Bamako; ce qui m'a le plus marqué dans cet hommage c'est l'intervention des étudiants qui regrettaient que l'écrivain ne soit pas plus connu, certains d'entre eux le découvraient et semblaient en colère. C'est triste et rageant en effet de découvrir l'existence d'un écrivain au moment de sa mort. Car oui, l'hommage à Bamako se déroulait quelques mois après le décès le 14 octobre 2017 de Yambo Ouologuem. L'écrivain, après le fiasco parisien, s'était enfermé au Mali durant des années, il ne voulait plus entendre parler de livres et de la France. Nous l'avions, comme le héros de La plus secrète des hommes, oublié. Le titre de l'article que j'avais écrit s'intitulait "Flamboyant mais maudit".

Cette histoire questionne la violence du circuit littéraire en Europe, en France particulièrement, une violence redoublée pour les écrivains originaires d'autres pays. Parce qu'il y a la pression de deux nations (quand ce n'est pas deux continents!) qui pèse sur eux, et des injonctions contradictoires. L'écrivain algérien Kamel Daoud, après le succès de Meursault contre-enquête, l'a expérimenté. Et Mbougar Sarr en parle très bien dans son roman, dont l'intérêt réside aussi dans l'autodérision avec laquelle il décrit le milieu littéraire africain qui évolue en France, où l'on se dispute la place de "jeune écrivain africain prometteur", où l'on court derrière les mêmes articles, les mêmes festivals …

Du point de vue de la réception aussi, tout est extrême dans ces situations, les compliments, l'engouement des alliés, comme les critiques des opposants. Les écrivains devenant symboles de choses qui les dépassent. Cependant, moi-même j'ai ressenti une certaine fierté à ce que le Goncourt soit remis à un écrivain africain, et cela au-delà de la qualité du livre. Si nous ne pouvons pas nous empêcher de regarder ce qui se passe en France dans le milieu littéraire, c'est aussi parce que l'écosystème dans nos pays n’offrent pas de raisons aussi grandes de nous réjouir ou des occasions de célébrer nos artistes.

C'est entre autres cette envie de participer à créer un vrai paysage littéraire qui nous motive à développer des projets de revues, de médias, de rencontres. Nous nous donnons le droit et le devoir de faire vivre chez nous les œuvres qui nous parlent, le but étant d’arriver à un système qui donne satisfaction à tous les acteurs du domaine: les écrivains, les lecteurs, les éditeurs, les critiques … Un système moins violent que celui qui broie les écrivains et qui ne repose pas sur la domination et les enjeux de pouvoir, mais qui serait tout aussi stimulant pour qui s'y trouve. C’est un rêve que nous cultiverons encore longtemps j'espère.

Ici vous trouvez l'article mentionné de Maya Ouabadi.

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La fraternité par la violence

Les adjectifs manquent pour décrire l'enchaînement d'événements qui se sont abattus sur nos villes et nos vies cet été en Algérie. 

Il y a d'abord eu une vague covid sans précédent dans le pays, une pénurie d'oxygène et de certains médicaments, durant des semaines nous étions tous en recherche de bouteilles de gaz, de concentrateurs … nos conversations ne tournaient qu'autour de ça. Comble de l'ironie, au même moment à Alger, nous manquions également d’eau, certains quartiers devaient attendre 10 jours pour avoir de l'eau au robinet. 

Alors que nous manquions de ces éléments de base, des feux se sont déclarés dans les forêts en Kabylie, d'énormes feux qui ont atteint les villages. Je ne sais pas exactement où nous avons pu puiser l'énergie de nous organiser pour la solidarité. Tout comme pour l'oxygène, nous pensions pouvoir gérer la situation à la force de nos bras et avec nos petites économies …

C'était sans doute trop pour un seul peuple, le sort s'est acharné et même si nous n'imaginions pas ce qui pouvait arriver de pire, une tragédie, plus perturbante, plus dévastatrice, pour celle-ci on ne pouvait blâmer ni virus, ni climats: deux jours après le déclenchement des feux, dans une ville qui s’appelle Larebaa Nathereten, un jeune homme du nom de Djamel Bensmail a été lynché à mort et brulé. Des vidéos de l'horrible acte ont circulé durant des jours. On y voit une meute s'en prendre à lui. Djamel était en fait parti de sa ville à l'ouest du pays pour aider à éteindre le feu, alors qu'il a été précisément lynché parce qu'on l'avait désigné coupable de les avoir allumés (les discours officiels ont tout de suite parlé d'incendies criminels).

Après cet épisode traumatique nous étions tous transits, accablés comme jamais. Je pensais personnellement que je n'arriverai pas à dépasser cette épreuve. Je ne savais comment m'expliquer ce qui est arrivé. J'ai fini par faire ce que je fais toujours, me raccrocher aux livres et aux films pour puiser des éléments qui m'aiderait à comprendre ce qui se passait. 

Le premier film auquel j'ai pensé c'est Do the rigth thing de Spike Lee, j'ai eu envie de le revoir, il ne raconte pas un lynchage mais on y voit comment le cumul des injustices, des agressions, ou plus concrètement une canicule et la dureté de la vie, peut pousser une foule à la folie. Sous les conseils d'une amie j'ai aussi regardé La poursuite impitoyable, un film qui raconte l'évasion de Robert Redford, et comment l'ennui d’une ville entière peut aussi pousser ses habitants à être prêts à tout pour attraper le fugitif, seul le shérif (Marlon Brando) semble décider à le protéger de la horde qui l'attaque. J'ai aussi beaucoup pensé au film Fury de Fritz Lang qui raconte un lynchage proprement dit et le procès des personnes qui l'ont commis, leurs déclarations balbutiantes, leurs difficultés à expliquer ce qu'ils ont fait et à retrouver l'état d’esprit qui a fait qu'ils ont accompli l'irréparable. 

Replacer ce qui s'est passé près de chez moi dans un contexte plus grand, des univers variés, m'a aidé à interroger la violence qui couve en chaque être humain. 

Quelques jours après, une autre amie m'envoie une vidéo d'une conférence organisée dans le cadre des ateliers de la pensée à Dakar, j'y ai écouté entre autres l'intervention brillante de l'écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, qui évoquait le pouvoir de la littérature. En ce début d'année on entend beaucoup parler de l'auteur, il vient de sortir un roman intitulé La plus secrète mémoire des hommes (France: Philippe Rey, Sénégal: Jimsaan), je n'avais pour ma part jamais lu ses livres, je les ai cherchés et fini par trouver son avant dernier De purs hommes, publié chez les mêmes éditeurs. J'en ai commencé la lecture et le hasard a voulu que le premier chapitre commence par une vidéo qui circule partout dans Dakar. Au début nous ne savons pas ce que les personnages voient sur l'écran de leurs téléphones. Mon cœur battait en lisant ces lignes. Dans ce livre un homme a été exhumé, sorti de sa tombe, insulté parce qu'étant homosexuel, une foule a décidé qu'il ne méritait pas une sépulture. Un livre sur "le discours autour de l’homosexualité" nous dit son auteur, mais la suite du roman raconte comment le personnage principal devient complètement obsédé par cette vidéo et comment sa vie en est transformée. Beaucoup d'entre nous, algériens, comprendront cette répercussion immense sur nos vies et, peut-être sur nos futures œuvres. Parce que comme le dit Mbougar Sarr, c'est peut-être cette violence qui nous lie, plus que tout autre chose: "Nous sommes liés à la violence, liés par elle les uns aux autres, capables à chaque instant de la commettre, à chaque instant de la subir. Et c'est aussi par ce pacte avec la violence métaphysique que chacun porte en lui, par ce pacte, autant que par tout autre, que nous sommes proches, que nous sommes semblables, que nous sommes des hommes. Je crois à la fraternité par l'amour. Je crois aussi à la fraternité par la violence."

Références et liens: 
Les ateliers de la pensée, Dakar, 2019: https://www.youtube.com/watch?v=WPSYHtvkvs0
La plus secrète mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr, 2021, coédition Philippe Rey, Jimssan 
De purs hommes, Mohamed Mbougar Sarr, 2018, coédition Philippe Rey, Jimssan 

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En attendant 

Depuis quelques mois je travaille avec deux chercheuses et artistes, Touda Bouanani et Léa Morin, à une collection de livres consacrée aux femmes critiques de cinéma dans les années 1970 et 1980, dans les pays arabes. Parmi les textes que nous comptons publier, je peux citer celui de la réalisatrice libanaise Heiny Srour qui a donné son titre au projet que nous menons: "Femme, arabe et cinéaste", ou encore la compilation des analyses de Mouny Berrah, la plus importante et brillante critique algérienne qui reste pourtant méconnue. Nous comptons aussi publier de nouveau le livre de Wassyla Tamzali, En attendant Omar Gatlato, paru en 1979. Dans ce livre Wassyla revient sur les tous premiers films algériens sortie après l'Indépendance. Quand l'autrice évoque dans ces textes et en interview "le groupe de la cinémathèque", ces réalisateurs et cinéphiles dont elle faisait partie, qui fréquentaient assidument la cinémathèque et qui débattaient des heures après les projections dans des cafés, des restaurants alentour, je suis aussi dépaysée, en tant qu'Algérienne, que mes collègues marocaine et française. 

Je dois dire que je n'ai pas vraiment connu cette atmosphère à Alger ou en Algérie plus généralement. Sauf peut-être au cours d'événements qui s'étalent sur quelques jours et qui constituent des parenthèses enchantées: les RCB (rencontres cinématographiques de Béjaia), où l'on peut circuler entre projections, plage et bars. Il y a eu les premières éditions du festival du film engagé à Alger aussi. Mais aller au cinéma et échanger autour des films qu'on a vu ne fait clairement pas partie du quotidien ou des habitudes de ma génération. 

Pour cause, les salles de cinéma ne sont plus exploitées depuis des années, nous n'avions plus le droit qu'à quelques blockbusters américains. Et surtout, nous n'avions jusqu'à aujourd’hui aucune chance de voir les films algériens, qui sont pourtant produits, et qui sont pour certains montrés dans les festivals internationaux.

En travaillant sur ce projet de collection et en plongeant dans l'atmosphère qui régnait dans le Alger cinéphile des années 1970 décrit par Wassyla Tamzali, je cédais donc à cette nostalgie absurde d'une époque que je n'ai pas connue. C’est alors que le film Héliopolis réalisé par Djaffar Gacem a fait sa sortie nationale, dans plusieurs cinémas et dans différentes villes du pays. 

J'ai vu ce film avec deux amies dans un nouveau cinéma en dehors du centre-ville d'Alger, la salle était immense, l'écran aussi, il y avait du public et après la projection nous sommes allées dans un café à côté du cinéma et avons longuement parlé du film. Les jours et semaines qui ont suivi, j'en ai aussi discuté avec plusieurs autres personnes, qui ont vu le film, dans d'autres cinémas. Expérience inédite.

Le succès public était au rendez-vous pour ce film qui traite d'une partie délicate de l'histoire du pays. Le long métrage se déroule entre 1942 et 1945 dans un petit village près de la ville de Guelma, anciennement appelé Héliopolis. On y suit la famille Zenati, dont le fils (interprété par Mehdi Ramdani), brillant bachelier, se voit refuser l'entrée à l'école polytechnique, l'accès étant réservé aux français, pendant que le père (interprété par Aziz Boukrouni)  tente de gérer l’affaire familiale en entretenant des rapports cordiaux avec les autres exploitants, tous français. Le fils, de retour dans sa ville natale, se politise de plus en plus, en rejoignant le parti "Les amis du manifeste" en référence au manifeste rédigé par Ferhat Abbas. Les tensions entre père et fils se multiplient, jusqu'au 8 mai 1945, quand les Algériens sortis manifester, entre autres à Héliopolis, ont été violemment arrêtés par l'armée française, il y a eu des milliers de morts.  

Ce qui est délicat dans le traitement de cette partie de l'histoire, ce n'est pas sa violence, mais le fait de montrer, que, même au sein d'une même famille, les avis divergeaient à l'époque, que le degré d'engagement n'était pas le même pour tout le monde et que les solutions envisagées étaient plus nombreuses que 9 ans plus tard. C'était avant l'unité du FLN, avant le slogan "un seul héros le peuple".  C'était avant, mais c'est loin d'être sans lien. Le fait que nous ayons été nombreux à voir ce film, qui ne nous montre pas uniquement comme des héros ou des victimes, prouve que nous avons besoin de récits plus diversifiés que ceux qui évoquent la seule guerre de libération (1954-1962). 

Personnellement voir ce film m'a donné envie de lire L'UDMA et les Udmistes, le livre de Malika Rahal, qui revient justement sur l'histoire du parti de Ferhat Abbas, ou celui de Nedjib Sidi Moussa: Algérie, une autre histoire de l’indépendance, qui lui s'intéresse aux partisans de Messali Hadj. Ça m'a aussi donné envie de voir les vidéos du militant et historien Mohammed Harbi qui revient de manière passionnante sur l'histoire du pays. De quoi nous instruire, mieux comprendre le passé et évidemment appréhender le présent. 

Depuis la sortie d'Héliopolis, il y a deux autres films algériens à l'affiche des cinémas ici, En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui, et Abu Leila d'Amin Sidi Boumediene, ces films explorent l'histoires plus récente de l'Algérie, (les années 90 et l'époque contemporaine). Ça ouvre d'autres débats encore entre spectateurs … 

Même si nous ne sommes pas encore dans l'ambiance des années 70 et 80, même si les salles ne sont pas aussi pleines, même si les conditions de projection ne sont pas parfaites (il est clair que les gérants des salles doivent réapprendre à les gérer), cet été est encourageant. J'ai envie d'imaginer un avenir aussi trépidant que celui des années 70 et 80, le décor n'a pas changé après tout, nous devons simplement reprendre ou prendre notre place en tant que public. 

Références

Vidéos Mohammed Harbi sur youtube.

Nedjib Sidi Moussa, Algérie, une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires révolutionnaires des partisans de Messali Hadj, Paris, PUF, 2019.

Malika Rahal, L'UDMA et les Udmistes. Contribution à l'histoire du nationalisme algérien, Alger, Barzakh, 2017. Autres textes de Malika Rahal ici

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Ouvrir les yeux

Depuis quelques mois nous travaillons avec l'équipe de Fassl, une revue de critique littéraire que j'édite, à un quatrième numéro qui a pour titre: "d’où l’on écrit", avec cette formule nous voulions questionner la notion de positionnement. Le regard de l'écrivaine et de l'écrivain, comme celui de la et du critique, est forcément façonné par d'où il vient, que ce soit au sens littéral, en termes de géographie, ou au sens idéologique. Écrire, c'est constamment faire des choix qui orientent un point de vue partagé ou dénoncé par l'auteur, qui choisit des personnages, des narrateurs, des espaces, des temps. Chaque décision participant à la construction d'une situation. 

Nous sommes donc allés à la rencontre d'écrivaines et écrivains qui ont eu à s'interroger sur ce sujet. Parmi eux, figure Souad Labbize qui est revenue, dans un entretien passionnant réalisé par l'écrivaine Hajar Bali, sur son dernier livre Enjamber la flaque où se reflète l'enfer. Dans ce récit Souad Labbize raconte les viols qu'elle a subi enfant à Alger. Et surtout la difficulté à parler de ces agressions. Ainsi, quand elle tente de raconter son premier viol, alors qu'elle avait 9 ans, l'empressement de sa mère à savoir ce qui s'était passé, la culpabilité d'être sortie alors que ce n'était pas permis, et celle d'avoir accepté de tendre la main à un inconnu, ont fait que les mots ont quitté la petite fille qu'elle était. 

Enjamber la flaque où se reflète l'enfer est une formulation tardive de cette première agression, l'autrice nous le dit dès le préambule: "L'évocation de l'épisode fondateur de mes prisons intérieures ne se fera pas sans la traversée des sanglots. Écrire ne me donnera pas la force de m'exprimer de pleine voix, les mots inconnus de ce drame se sont fossilisés depuis une quarantaine d'année."

Ce livre n'a rien à voir avec un témoignage pourtant, dès qu'on l'ouvre, nul doute, il s'agit bien de littérature. Le rythme, les images, la poésie, donnent encore plus de force au récit, et les phrases de Labbize rendent si bien le regard et la position de l'enfant au moment des faits. Une enfant pour qui il était difficile de comprendre ce qui s'était déroulé et la réaction des adultes. Pour qui, il était encore plus dur peut-être d'identifier ce qui était grave, de savoir sur quoi et sur qui reposait réellement la faute. Du point de vue de l'enfant, les mots mêmes étaient source de désarroi, l'exemple le plus évocateur est celui du terme "violée" que la mère utilise pour désigner ce qu'a failli (seulement failli croit-elle) subir sa fille. En entendant ce mot, l'enfant avait compris la couleur "Violet". Lorsque Hajar Bali revient sur ce point dans l'interview, Labbize lui dit que 40 ans après, il lui est encore pénible de l'écrire ce mot. C'est à force de "détails" comme celui-ci, que nous parvenons à saisir l'ampleur des séquelles et la gravité, réelle, des événements, de la situation. 

A partir de son histoire, Souad Labbize interroge toute la société qui est incapable de voir en face la souffrance et le danger encouru par les enfants et les femmes. Elle décrit en effet très bien le silence de la famille, de l'entourage, face aux viols. Pire encore, ce qu'elle montre c’est l'absence de ménagement des victimes, des personnes vulnérables, qui ne peuvent que se taire, que culpabiliser et ravaler leur détresse, l'enfuir profondément, sans jamais évidemment l'oublier. 

En plus d'écrire et de traduire la littérature arabe contemporaine, Souad Labbize est très engagée dans les luttes féministes, la seule voie possible selon elle pour réparer nos sociétés. Dans l'entretien à Fassl, elle l'explique parfaitement: "Si on n'intègre pas le féminisme comme une façon naturelle de penser le monde autour de soi, c'est-à-dire que toutes les inégalités doivent disparaitre, les choses ne risquent pas de changer avant longtemps."

Il y a quelques temps, un film m'a tout autant bouleversée que cette lecture. El Sitar (le rideau), un court métrage réalisé par Kahina Zina dans le cadre de l'atelier Cinéma mémoire. Dans ce premier film, Kahina essaye de remonter aux origines de sa colère, elle décortique par des échanges avec sa sœur ou une amie, sa prise de conscience et son action féministe. Le texte très personnel qu'elle dit en voix off, les mots si délicatement choisis qu'elle emploie en dialecte algérien nous font suivre précisément le fil de sa pensée et nous amènent, comme ceux de Souad Labbize, à ouvrir les yeux, à regarder la terrible réalité en face, et à vouloir justement changer un état des choses intolérable. 

Il y a quelques semaines j'évoquais ici le manque de spécificités relatives au contexte algérien que je notais en m'intéressant à certaines questions, dont le féminisme. Ces deux œuvres méritent justement d'être connues parce qu'en plus de décrire ce qui se passe en Algérie, elles réveillent des vocations militantes nécessaires aujourd'hui.  

   

Enjamber la flaque où se reflète l'enfer, Souad Labbize, 2019, éditions ixe en France, éditions barzakh en Algérie. 

Le rideau, film réalisé par Kahina Zina.

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L'angle mort

L'année 2020 ne m'a pas épargnée, elle n'a pas épargné grand monde vous me direz.

Pour commencer, le confinement a arrêté la révolution qui avait cours dans mon pays, l'Algérie. Les manifestations hebdomadaires entamées un an plus tôt se sont en effet brusquement arrêtées. D'un point de vue personnel, 2020 a aussi été l'année durant laquelle je n'ai pas vu une partie de ma famille à cause de la fermeture des frontières et celle où je me suis séparée de personnes que j'aimais.

2020 a été l'antithèse de 2019, une année intense sur tous les plans, celle de notre éveil en tant que citoyens, au début du Hirak, et celle où j'ai enfin pu mener à bien un projet très important pour moi: l'édition de la revue de critique littéraire "Fassl". La chute n'en n'a donc été que plus brutale.

Pourtant, je ne peux pas dire que 2020 a été la pire année de ma vie. Ce qui me permet de penser ça, c'est idiot, mais c'est en grande partie la vue que j'ai de mon appartement.

J'habite Alger, dans un quartier tout près du centre-ville et en bord de mer donc.

Alors évidemment je n'ai pas passé les mois de confinement à ma fenêtre, et cette vue qui est la mienne depuis deux ans je ne l'ai pas non plus découverte grâce à la pandémie. Mais, voir la mer quotidiennement, me permet d'avoir toujours une perspective, de me dire que malgré tout il y a un autre côté, que l'ailleurs n'a pas totalement disparu, que ceux qui s'y trouvent existent, nous attendent, qu'ils viendront, qu'ils reviendront, que nous irons…

Être seule dans cet appartement m'a en fait surtout permis d'être dans un rapport au temps que je n'avais plus connu depuis mes années en fac de lettres, quand me voir lire toute la journée était admis par tout mon entourage. Après mes études, j'ai eu la chance de par mon métier d'éditrice d'être restée au contact des livres, pour les corriger ou pour les critiquer. Mais mes lectures personnelles, celles qui n'étaient pas conditionnées par un besoin professionnel devenaient compliquées. Lorsque l'envie me prenait de couper avec mon travail, je préférais naturellement me diriger plutôt vers les films ou les séries. Confinée, j'ai quand même pu renouer avec ces lectures "gratuites", c'est ainsi que j'ai, par exemple, enfin lu tous les livres d'Annie Ernaux, ou le deuxième livre d'Assia Djebar Les impatients, autre choc littéraire après La soif.

Mais en 2020 j'ai aussi été bouleversée par une nouvelle passion qui a commencé à m'animer un peu avant la pandémie, celle des podcasts. Profitant de ma découverte tardive du format, j'écoutais compulsivement, tous les jours, des récits, des reportages, qui chamboulaient ma vision du monde.

Au bout de quelques mois, arriva ce qui m'arrive de plus en plus lorsque je m'enthousiasme pour un sujet ou pour une nouvelle forme artistique : je suis d'abord incroyablement stimulée, j'admire tout ce que j'écoute, j'ai des révélations, c'est grisant, puis, d'un coup, je sens un manque. Les théories, concepts que je découvre me parlent profondément mais je sens confusément qu'il y a un angle qui n'est pas couvert par ces découvertes, et avec le temps je comprends que cette partie absente est en fait celle du contexte, notre contexte. C'est pour ça que j'ai besoin tout autant de lire Annie Ernaux que Assia Djebar.

C'est aussi ce qui fait que je peux par exemple complètement adhérer à ce qu'écrit Virginie Despentes dans King Kong théorie, tout en sentant ce manque, flagrant, de mon point de vue. Évidemment, ce n'est pas dans ce texte puissant (où je me retrouve par ailleurs dans plein d'aspects) que je trouverai ce qui me heurte dans la société algérienne particulièrement. C'est ce qui me rend si attentive à ce qui se fait de notre côté dans le domaine de la culture, de la recherche, de l'information. C’est ici, en Algérie que nous devons débusquer nos problèmes spécifiques, les analyser. C'est vrai pour le féminisme, mais ça l'est aussi plus généralement pour les questions politiques et sociales. La vision, le récit du monde, doivent en partie être construits à partir de nos réalités.

Et c'est pourquoi quand l'occasion s’est présentée de réaliser un podcast moi-même, j'ai questionné l'histoire de la voix, et le rôle qu'elle joue dans les luttes, politiques, mais aussi intimes en Algérie.

J'ai compris durant ces derniers mois que ce qui m'intéresse et ce qui m'attire dans les podcasts, les romans et les revues, c'est le temps et l'espace qu'ils accordent à leurs auteurs, mais aussi à leurs lecteurs et auditeurs. Quand nous plongeons dedans, nous nous retrouvons loin du tumulte de l'actualité, tout en ayant plus de recul et d'éléments pour l'appréhender. Cela me rappelle la nouvelle de mon ami Salah Badis, qui s'intitule "Comment enregistrer le bruit de la mer" on y suit un ingénieur du son qui est donc obsédé par le fait de parvenir à capter le bruit de la mer, pas celui des vagues qui se confondent immanquablement avec celui du vent, non, celui de la mer! "Il se met debout, là où se dissipe l'écume, il se penche un peu, il tend prudemment le bras, comme si la mer était un animal à qui il allait donner à manger ou à qui il allait faire une caresse, un animal immense qui dévore l'horizon. Zaki pose son autre main sur le casque sur ses oreilles et il attend. Je l'ai vu des centaines de fois dans cette position, à chaque fois qu'il se trouvait en bord de mer, il tentait sa chance, il essayait de capter le bruit de la mer."

De ma fenêtre, et à travers les livres, les films et les podcasts, j'essaye aussi de capter une chose difficile à cerner: un petit angle mort du monde.


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Alger © Maya Ouabadi

extrait do the rith thing

Extrait du film Do the Right Thing par Spike Lee

Cinematheque be

Cinémathèque Algérienne © Maya Ouabadi

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Vue de l'appartement © Maya Ouabadi